Le vice caché du design convivial
14 novembre 2025

Il y a quelque chose de rassurant dans la fluidité d’une expérience utilisateur bien pensée. Une interface limpide, une navigation intuitive, un objet qui semble anticiper nos intentions avant même que nous les formulions. C’est séduisant, confortable. Mais est-ce toujours une bonne chose ? Que perd-on dans cet excès de clarté ?

14 novembre 2025

Daniel Uribe, doctorant à Où sont les dragons et à l’EHESS, explore les implications de la clarté dans le design dans le cadre de sa thèse en philosophie de la connaissance.

Cet article résulte de réflexions menées au cours de cette recherche, enrichies par les discussions au sein de la coopérative. Ces échanges ont mis en lumière les tensions entre clarté et manipulation dans le design, interrogeant la manière dont les interfaces façonnent notre rapport à l’information.

L’article de Lukas Schwengerer, "Promoting Vices: Designing the Web for Manipulation" [1], a constitué le point de départ de cette réflexion en soulevant des questions sur les implications cognitives du design et en questionnant les effets d’une conception trop fluide sur la capacité critique des utilisateurs.

Prenons un exemple quotidien : votre moteur de recherche préféré. Vous tapez une question, et en un clin d’œil, une réponse s’affiche. Pas besoin de trop réfléchir, pas besoin de creuser. L’information semble accessible, immédiate, presque objective. Schwengerer (2023) souligne que cette simplicité a un coût : elle favorise une crédulité accrue et une plus grande vulnérabilité à la manipulation. Plus un site est fluide et facile d’utilisation, plus nous avons tendance à lui faire confiance, indépendamment de la qualité réelle des informations qu’il propose.

Trop de clarté nuit-elle à la pensée critique ?

Le design user-friendly repose sur une promesse implicite : réduire la friction, rendre l’accès à l’information immédiat et intuitif. Mais cette efficacité peut engendrer un vice intellectuel : une confiance excessive envers les interfaces bien conçues. Schwengerer (2023) mobilise la notion de cognitive integration : les outils numériques deviennent une extension de notre cognition, mais cette intégration se fait souvent sans réflexion critique. L’exemple de Google Search est frappant : la rapidité et la fluidité de l’accès à l’information nous poussent à accorder une crédibilité accrue aux résultats affichés en tête, indépendamment de leur fiabilité réelle. Schwengerer souligne que les sites web sont des artefacts qui s’intègrent aux processus cognitifs des utilisateurs. Un design fluide et intuitif facilite cette intégration, au point de renforcer la confiance envers ces artefacts, même lorsque cette confiance n’est pas entièrement justifiée d’un point de vue épistémique. Les IA génératives poussent cette dynamique encore plus loin : elles fournissent des réponses formulées avec une clarté apparente, donnant l’illusion que tout est limpide. Ce phénomène renforce encore davantage la tendance à accepter les informations sans les interroger.

L’illusion de l’évidence et skeuomorphisme

Ce phénomène n’est pas limité au web. Dans le design, la clarté est souvent associée à la qualité, à la pédagogie et à l’accessibilité. Pourtant, des stratégies de formalisation comme le skeuomorphisme montrent que ce qui semble intuitif repose en réalité sur des codes culturels préexistants. Ce terme renvoie à un élément de design dont la forme n'est pas directement liée à la fonction, mais qui reproduit de manière ornementale un élément qui était nécessaire dans l'objet d'origine. Par exemple, les premières automobiles ressemblaient à des fiacres sans chevaux, perpétuant ainsi une familiarité visuelle pour faciliter leur adoption. De même, les interfaces numériques reprennent souvent des éléments du monde physique, comme l’icône de la corbeille ou les spirales dans l’application calendrier, afin d’aider l’utilisateur à s’orienter. Mais cette approche peut aussi piéger l’utilisateur dans une illusion de familiarité : il croit comprendre un objet simplement parce qu’il en reconnaît les formes. Or, cette reconnaissance ne garantit pas une réelle appropriation ni une maîtrise critique des usages.

Le legal design et la clarté trompeuse

La convivialité des artefacts est également un enjeu central du legal design, discipline qui vise à rendre les documents juridiques plus lisibles, compréhensibles et actionnables, en particulier pour les publics non experts. C’est dans cette perspective que nous avons été sollicités par la Région Bretagne, dans le cadre d’un projet pour repenser les modèles types de conventions financières utilisés pour l’allocation de subventions régionales. Ces contrats, qui concernent chaque année plusieurs centaines de bénéficiaires aux profils très variés (associations, agriculteurs, entreprises, collectivités), souffraient d’un excès de technicité et d’une présentation peu lisible. La première version des documents mettait en avant les exigences juridiques de la collectivité, mais négligeait les préoccupations concrètes des usagers, qui peinaient à identifier clairement les conditions à remplir pour obtenir les fonds. Nous avons travaillé à une double reformulation, à la fois textuelle et visuelle, afin que les différents types d’utilisateurs puissent repérer rapidement les informations pertinentes. Le document a été restructuré autour d’une architecture hiérarchisée, enrichie d’éléments signalétiques et pensée dans un langage juridique clair, respectueux des exigences normatives tout en facilitant l’appropriation du contenu.

Cependant, cette clarification peut aussi masquer des enjeux importants. Une mise en page épurée et une lisibilité accrue peuvent donner l’impression que tout est clair, alors que certaines informations importantes restent implicites. Il n’est pas rare que des documents soient signés sans que leur contenu soit réellement interrogé. L’effet de transparence produit par le design, cette sensation que l’on comprend sans effort, peut ainsi anesthésier la vigilance critique, en renforçant l’illusion d’une compréhension partagée. Ce phénomène devient particulièrement problématique lorsque les documents en question engagent les droits des individus, notamment en matière de données personnelles ou d’engagement contractuel. Dans ces cas-là, le risque n’est pas simplement celui d’une interface mal conçue, mais bien celui d’un consentement obtenu sans véritable délibération.

Ce glissement est d’autant plus préoccupant qu’il ne relève pas seulement de maladresses de conception, mais s’inscrit souvent dans des logiques économiques plus larges. La clarification apparente des interfaces peut servir des intérêts stratégiques, notamment dans les secteurs du marketing, des plateformes numériques ou de la publicité, où l’accès aux données personnelles constitue un levier de valeur. Derriere l’esthétique de la simplicité se joue alors une tension éthique. La responsabilité ne peut être exclusivement portée par les designers : elle implique une vigilance collective face aux formes de design qui orientent silencieusement nos choix.

Clarté, pouvoir et logiciels libres

Cette tension renvoie à une question plus large : qui contrôle l’accès à l’information et la manière dont elle est perçue ? La critique de Schwengerer rejoint ici celle de Simondon sur la boîte noire : en rendant un système trop intuitif, on en masque les rouages internes, et donc la possibilité pour l’utilisateur de comprendre, modifier ou interroger son fonctionnement. Un design qui semble aller de soi est un design qui impose une vision du monde, souvent de manière invisible.

Les logiciels libres incarnent une approche alternative à cette problématique. Contrairement aux plateformes user-friendly qui masquent leur fonctionnement derrière des interfaces fluides, les logiciels libres donnent accès aux rouages internes, permettant aux utilisateurs de comprendre et de modifier les systèmes qu’ils utilisent. Cette transparence favorise une appropriation plus critique des outils numériques, mais elle se fait au prix d’une complexité qui peut rebuter. L’équilibre entre accessibilité et autonomie reste un défi central

User-friendly : un terme à interroger

Ce débat invite aussi à questionner le langage lui-même. User-friendly est un terme séduisant, mais trompeur. Il suggère une amitié entre l’utilisateur et l’interface. Une critique similaire peut être faite à sa traduction française convivialité, qui évoque un phénomène social et chaleureux plutôt qu’une simple facilité d’usage.

La coopérative Praticable remet en question cette approche du design et défend un design plus équilibré, où l’utilisateur n’est ni passif ni noyé sous une complexité excessive. Plutôt qu’un design user-friendly, ils privilégient un design praticable, qui laisse des marges d’action et favorise une montée en compétence progressive. Un design trop préscriptif réduit, d'après eux, la capacité d’agir des utilisateurs : "À l’inverse, quand les objets, les services, les interfaces, les algorithmes font à notre place plutôt qu’avec nous ; qu’ils nous obligent à faire ; qu’ils automatisent ou nous automatisent ; c’est notre autonomie qui manque de s’exercer, de se ramollir. Et nous de nous endormir dans un monde qui requiert notre attention lucide."

Vers un design plus réflexif ?

Si les designs user-friendly peuvent devenir un piège comme le souligne Schwengerer, faut-il pour autant les rejeter ? Plutôt que de tomber dans un dualisme simpliste entre clarté et obscurité, la question serait plutôt de savoir comment introduire de la réflexivité dans le design. Comment permettre à l’utilisateur de comprendre ce qui se joue derrière l’interface, sans pour autant le noyer dans une complexité décourageante ?

L’idée d’un design qui accompagne sans infantiliser, qui guide sans manipuler, pourrait être une voie à explorer. Peut-être faut-il penser la clarté non comme une finalité, mais comme un gradient, un cheminement progressif plutôt qu’un état figé.

Alors, la prochaine fois que vous cliquez sur le lien d’une publication sur un réseau social, posez-vous cette question : est-ce moi qui choisis, ou est-ce l’interface qui choisit pour moi?

[1] <a href="https:philarchive.org/rec/SCHPVD-3