Les pièges de la clarté : réflexions sur la pensée et le design
14 novembre 2025

Et si la clarté, souvent célébrée comme une vertu en design, cachait en réalité des pièges qui limitent notre capacité à penser ?

14 novembre 2025

"The Seductions of Clarity" [1] et "Hostile Epistemology" de C. Thi Nguyen [2] éclairent les liens entre la manipulation cognitive et la conception d’environnements informationnels. À travers une confrontation entre philosophie et design, ces réflexions questionnent la responsabilité des concepteurs face aux vulnérabilités cognitives humaines.

Quand la clarté devient une entrave à la pensée

Dans "The Seductions of Clarity", Nguyen révèle que la clarté, souvent perçue comme un idéal, peut devenir un outil de manipulation. Elle agit souvent comme un mécanisme qui met fin à la réflexion : dès que nous ressentons un sentiment de clarté, nous avons tendance à arrêter nos recherches, convaincus d’avoir compris. Or, cette sensation peut être exploitée pour simuler une compréhension sans fondement. Par exemple, les théories du complot offrent une illusion de clarté en organisant des informations disparates en récits cohérents. De plus les métriques simplistes, comme les classements ou les scores numériques, réduisent abusivement la complexité de la réalité.

Nguyen souligne que ces mécanismes exploitent notre besoin de limiter nos efforts cognitifs. Cette simplification excessive renforce des croyances biaisées et empêche une réflexion approfondie. Cette analyse interpelle directement les concepteurs de systèmes, qui peuvent, intentionnellement ou non, créer des environnements restrictifs d’un point de vue cognitif.

L’obscurité stratégique dans la pratique du design

Un design exclusivement basé sur la clarté risque de fermer prématurément des quêtes intellectuelles. Nguyen préconise d’introduire des éléments de complexité intentionnelle pour stimuler la pensée critique. Cela peut passer par des contenus volontairement ambigus incitant au questionnement. En design, cela implique de concevoir des environnements qui laissent place à l’exploration, sans fournir immédiatement des réponses clé en main.

Par exemple, dans les projets de conception, des codes graphiques neutres peuvent indiquer qu’un travail est encore en cours. L’absence de couleurs ou de finitions signale un processus non achevé, évitant que les utilisateurs ou décideurs ne considèrent un projet comme finalisé. Cela rejoint l’idée de Nguyen selon laquelle "les formes intentionnellement et ouvertement vagues de communication sont essentielles. Elles rappellent que notre réflexion, nos concepts et nos enquêtes ne sont pas encore terminés" ("Intentionally and openly vague forms of communication are very important. They remind us that our thinking, our concepts, and our inquiries are not yet finished").

Vers une épistémologie hostile : comprendre les environnements cognitivement manipulateurs

Dans "Hostile Epistemology", Nguyen propose un cadre novateur pour comprendre comment les environnements exploitent nos faiblesses cognitives. Plutôt que de blâmer les individus pour leurs biais ou vices épistémiques (crédulité, cynisme etc.), il met l’accent sur les facteurs structurels qui manipulent nos raccourcis cognitifs (heuristiques). Ces vulnérabilités sont inhérentes à la nature humaine, contrainte de simplifier pour naviguer dans un monde complexe.

Par exemple, les interfaces gamifiées et les systèmes d’évaluation numériques exploitent notre attirance pour la clarté et les réponses simples. Nguyen souligne que "si une idée est trop séduisante – si elle est incroyablement facile à accepter, confirme tout ce que je veux croire et me fait me sentir bien – alors je devrais m’en méfier".

Les implications pour le design : responsabilité et complexité

Ces analyses posent des questions éthiques pour le design. Les concepteurs jouent un rôle déterminant dans la création d’environnements qui influencent la pensée des utilisateurs. Si la tendance actuelle valorise des interfaces fluides (seamless) et intuitives, ces choix risquent de simplifier excessivement des systèmes complexes, empêchant toute réflexion critique. Pourtant, un design réfléchi pourrait au contraire encourager la curiosité et le questionnement.

Dans certains cas, les designers doivent résister à la demande de simplification. Par exemple, dans les services publics, l’utilisation de métriques simplistes pour évaluer des processus complexes peut masquer des enjeux importants, créant une fausse transparence. À l’inverse, des approches plus nuancées et moins directes permettraient d’exposer la complexité et d’inciter à une réflexion collective.

Clarté, complexité et pensée critique : un équilibre à trouver

Ces réflexions de Nguyen sur la clarté et l’épistémologie hostile invitent à questionner les pratiques en design. Plutôt que de chercher une clarté absolue, il s’agit de trouver un équilibre entre encadrement et exploration, afin de concevoir des systèmes qui stimulent la réflexion et évitent les raccourcis cognitifs. Dans un monde saturé d’informations, cette démarche apparaît essentielle pour encourager une pensée critique et une autonomie intellectuelle durable.

[1] <a href="https:www.cambridge.org/core/journals/royal-institute-of-philosophy-supplements/article/abs/seductions-of-clarity/5995DF2E11077CA54ED453A248E5A729

[2] <a href="https:philarchive.org/rec/NGUHEL#:~:text=Hostile epistemology is the study,forced to reasoning a rush.