Pour des non-designers, pourquoi s’intéresser au studio, en tant que signature pédagogique du design ?
Le design en tant que pédagogie permet d’armer des professionnels de demain à s’inscrire pleinement en tant qu’acteurs en capacité d’agir dans la transformation du monde complexe d’aujourd’hui. A condition d’en comprendre les racines, de mobiliser ces approches avec réflexivité et de s’entourer de designers et spécialistes multidisciplinaires. Mais cette pédagogie ne va pas sans heurts pour des professions dont la pédagogie est bien institutionnalisée ; et il s’agit de prendre du recul pour comprendre pourquoi et comment mobiliser le design dans les pédagogies de l’enseignement supérieur. C’est là où la notion de signature pédagogique prend tout son intérêt théorique et pratique.
On parle de “forme scolaire” pour désigner la forme institutionnalisée de l’acte éducatif, c’est-à-dire la forme que prend la transmission des savoirs formels, des valeurs et des règles, dans un cadre spécifique qui est celui de l’éducation. (Maulini et Perrenoud, 2005) On parle ainsi parfois du “métier d’élève” (Sirota,1993) ou du besoin “d’apprendre à apprendre” dans le cadre éducatif.
En pédagogie, le concept de signature, développé par Shulman (2005), permet de caractériser des formes scolaires particulières associées à certaines professions : la signature pédagogique d’un métier est la forme que prend l’apprentissage pour devenir un professionnel compétent. Cette signature va au-delà des connaissances et des techniques nécessaires pour exercer un métier : elle intègre la construction progressive d’une identité professionnelle, de la tête (penser), des mains (performer) et du cœur (agir avec éthique et intégrité) (Mc Lain, 2021). Shulman explique, “[les signature pédagogies] sont des types d’enseignement qui organisent les moyens fondamentaux par lesquels les futurs praticiens sont formés à leur nouvelle profession. Dans ces signatures pédagogies, les novices sont formés aux aspects essentiels des trois dimensions fondamentales du travail professionnel – penser, exécuter et agir avec intégrité” (2005).
En design, des auteurs comme Lawson (2005), Shreeve (2007 ; 2015) ou Tovey (2015) ont mis en évidence que la pédagogie du design reposait sur une signature pédagogique singulière forte : le studio de design (ou “atelier” en français), qui se caractérise par 5 éléments : le projet encadré par des designers professionnels, la matérialité, le dialogue, la critique et l’espace. Comme le souligne Bryan Lawson (2005) : “les écoles de design mobilisent le studio en tant que dispositif physique et conceptuel comme leur instrument pédagogique central. Conceptuellement, le studio est un processus d’apprentissage par le faire dans lequel les étudiants ont une série de problèmes de design à résoudre. Physiquement le studio est l’endroit où les étudiants se rassemblent et travaillent sous la supervision de leurs tuteurs”.
Le projet : Le studio de design consiste ainsi à accompagner les étudiants designers à faire un projet de design à partir d’un brief issu d’une organisation extérieure (industrie, start-up, laboratoire, service public, association…) qui pose une question que l’étudiante ou l’étudiant (ou un groupe d’étudiants) doit résoudre en proposant une solution concrète et matérialisée. Former au projet de design, c’est à la fois former à la capacité d’apprendre ou mettre en application des connaissances sur une problématique (intégrant dans ce cadre les propriétés des dispositifs d’apprentissage par projet du type “faire une étude de marché sur un secteur”, “faire un jeu pour enfants en biologie”). C’est former à la capacité à apprendre la gestion de projet (intégrant ainsi les propriétés des formations au projet : organisation des tâches, coordination des ressources, collaboration, communication…). C’est surtout former à la capacité de transformation du monde par le projet de design et ses spécificités : le “projet” de design est une articulation entre la capacité à formuler un point de vue, une intention et formaliser un dispositif formel qui l’incarne. On demande ainsi à l’élève de travailler à l’articulation de la question et de la réponse, de la fin et des moyens, “du dessein et le dessin”. Le projet doit incarner le sens et les formes de son implication dans le monde.
La matérialité : La matérialité est à la fois la fin et le moyen du projet de design dans le studio. En effet, l’objet-même de l’apprentissage est de produire des dispositifs matériels tels que des “points de contact” (objets, sites internet, affiches, espaces, expositions…) ou des objets pour réfléchir (jeux, fictions, modèles…) pertinents pour un contexte donné. Mais c’est aussi par le matériel et par la forme que l’on demande aux étudiants de travailler pendant le projet : le studio est structuré autour de la production “d’objets intermédiaires” (Vinck, 1999) permettant de réfléchir (et d’esquisser une “conversation avec la situation” par le dessin, Schön, 1992), d’acquérir des connaissances sur le sujet et l’objet conçu, mais aussi d’identifier ce que l’on ne sait pas encore sur et que l’on doit éclairer sur l’objet ( Ewenstein et Whye, 2007), d’externaliser son raisonnement et ses hypothèses et les partager avec un ensemble de personnes extérieurs (enseignant designer, partenaires, autres élèves… Le Gall, 2016). Ces propriétés de la manipulation de la matérialité permettent d’expérimenter des raisonnements non-linéaires ou moins linéaires que le raisonnement langagier et textuel et la connexion (y compris physique) d’éléments sur des plans différents. La réflexion par la matérialisation et la manipulation permet alors de travailler la complexité et d’intégrer les multiples “régimes d’existence” des objets (usages, esthétiques, économiques, techniques, environnementaux… Callon et al. 2000), c’est-à-dire de rendre opérante une approche pluridisciplinaire voire indisciplinée (Gentès, 2017).
Le dialogue : L’apprentissage du projet de design en studio s’inscrit dans le cadre d’un dialogue privilégié avec un enseignant, qui dans les écoles sont des designers professionnels qui exercent en parallèle une activité professionnelle de designers. Ainsi, en design, contrairement à d’autres disciplines universitaires, la posture du designer professionnel encadrant un studio de design est celle d’un mentor, d’un coach, plus que celle du “maître” : il ou elle ne connaît pas “la bonne réponse” puisqu’il n’y en a pas, mais en s’appuyant sur son expertise et son expérience, il ou elle accompagne par ses questions et ses retours l’étudiant dans la construction de son apprentissage. L’élève présente régulièrement son travail à l’encadrant. Celui-ci guide l’élève, le ou la questionne, lui suggère des références, encourage à explorer des alternatives, pointe des limites ou des incohérences dans le raisonnement, invite à se positionner et à faire des choix. La centralité du dialogue met l’enseignant en posture d’acteur d’improvisation (“teaching as improv acting”; Adams & Forin, 2016) venant puiser à chaque interaction dans un répertoire d’activités pédagogiques : faire articuler un raisonnement, revenir sur les performances passées, aider à modeler, amener de la réflexivité, décortiquer, guider… Cette “improvisation méthodologique” à partir d’un répertoire est d’ailleurs au cœur de la pratique du design (Lawson, 2005) et se transmet donc dans le mode même d’accompagnement pédagogique. Ce faisant, le ou la designer transmet des connaissances à la fois conceptuelles (cohérence, esthétique, interactivité, faisabilité), mais surtout procédurales sur le processus de conception (stratégie, tâches à accomplir, complexité, temps, …).
La critique : Le studio est également l’occasion de former les étudiants designers à la critique, aussi bien dans la posture de départ que tout au long du processus. En effet, l’objet de la formation au projet dans le studio est d’amener les étudiants à se construire, en tant que designer, un point de vue singulier, un point de vue d’auteur. Pour cela, l’élève est amené à se positionner individuellement : ses recherches doivent le conduire à formuler une vision sur l’état actuel du monde à transformer, comme moteur du projet. Du point de vue de l’élève, cela signifie qu’il ou elle doit apprendre à se positionner personnellement, à affirmer et à assumer sa subjectivité, ses valeurs et son point de vue sur le monde. Du point de vue des ensaignants, il ne s’agit donc pas (seulement) d’enseigner ce que les choses sont, mais aussi ce qu’elles pourraient être, c’est-à-dire une forme de « pédagogie du devenir » (Hjorth & Johannisson (2009).
L’espace : La forme scolaire elle-même a lieu dans un espace qui porte ce nom de “studio” ou “atelier”. Le studio est un espace de travail attribué aux étudiants pour la durée du projet. La mise à disposition d’un espace fixe permet d’y manipuler et entreposer de la matière pour le projet (textes, images, prototypes), mais elle permet aussi aux élèves de s’autonomiser en construisant eux-mêmes et elles-mêmes leur temps, conditions et modalités de travail (y compris en mobilisant l’espace comme lieu de vie et de convivialité). C’est aussi là que l’encadrant-designer vient aux étudiants pour suivre leurs projets. Contrairement aux les signatures pédagogiques universitaires où les étudiants viennent assister au cours magistral du maître, le studio opère en effet un renversement symbolique et spatial : c’est l’encadrant qui se déplace au bureau de chaque élève lors de points individuels, se mettant “au service” de son projet et de son apprentissage, de façon personnalisée pour chacun des projets.
Notre conviction profonde, à Valérie Chanal, Olivier Irrmann et chez Où sont les Dragons est que l’apprentissage par le projet de design est un cadre fertile pour amener des futurs professionnels à gérer, innover, prendre en charge des problématiques complexes, émergentes, dans un monde en transformation.
Enseigner par le projet de design à des professionnels non-designers, ce n’est pas renoncer au métier de designer. Ce n’est ni le diluer, ni le menacer. Le design et les designers ont et auront une place dans la transformation du monde qui est nécessaire, grâce à leur expertise du projet d’exploration, des formes et de la formalisation, de l’intégration des points de vue et des dimensions dans un objet ou un système d’objets, de la mise en sens, en esthétique et en poésie du monde et des objets.
Former au projet de design des (futurs) professionnels et décideurs, c’est leur permettre d’apprendre à faire face. Faire face à l’innovation, à l’incertitude, à la complexité, en développant une capacité à “faire projet” dans une approche par le dialogue et l’improvisation méthodologique, en adoptant une approche fondamentalement critique du monde et de son propre travail, en travaillant la matière pour sortir du régime de l’abstraction langagière,en quittant parfois une posture d’analyste (qui se croit) objective pour adopter une posture subjective et intentionnelle. C’est former des professionnels qui sauront comprendre ces démarches de design, et s’entourer des métiers et compétences nécessaires pour les mener à bien.
La forme du studio/atelier de design est aussi une invitation au monde de l’enseignement supérieur, et notamment aux enseignants, de repenser les formes scolaires et dépasser, lorsque c’est pertinent, des modèles d’enseignement “tirés par l’offre”, c’est-à-dire par le savoir disciplinaire verticalisé, pour adopter des formes scolaires et des postures susceptibles de permettre un apprentissage situé, personnalisé mais actionnable dans le monde d’aujourd’hui et de demain. Il faut pour cela s’interroger sur la pertinence et la désirabilité de ces approches pour chacun des parcours concernés, mais aussi identifier et comprendre les potentielles résistances et tensions liées aux “chocs” de signatures pédagogiques.
Chez Où sont les Dragons, ces perspectives nourrissent au quotidien nos approches des formations, qu’elles soient à destination de jeunes professionnels en herbe ou de vieux briscards qui souhaitent déplacer leur façon d’approcher les choses. Nous espérons qu’ils vous donnent envie de vous lancer le déploiement de telles démarches de studio ou ateliers de projets de design. Si vous souhaitez creuser, il existe un super livre sur la question !