Chaque mois, nous vous proposons le décryptage d’une notion que nous avons mobilisée dans nos travaux et qui nous paraît utile ou tout simplement intéressante pour apprivoiser la complexité du monde contemporain.
La notion d’agency (souvent traduit comme “agentivité” en français) fait référence à un cadre théorique né à la fin des années 1970 en réaction à un autre cadre théorique prédominant dans les sciences sociales, le structuralisme. Le structuralisme mettait l’accent, de manière générale, sur l’influence des structures sociales (des institutions, des systèmes économiques, légales ou politiques, des relations sociales modelées) dans la détermination des expériences de vie et des comportements. Selon le structuralisme, les individus sont a priori le produit de leur environnement (culturel, familial, politique) et par leur catégories sociales (classe, genre, ethnicité).
Les premiers théoriciens de l’agency ont affirmé que le structuralisme ne rendait pas compte du potentiel de l’action individuelle. Cette affirmation a été particulièrement marquée par les changements sociaux et culturels naissants à l’époque, tels que les mouvements pour les droits civils aux États-Unis, les mouvements pour les droits des femmes et des personnes LGBT en Amérique du Nord et en Europe.
Le féminisme de la deuxième vague a particulièrement influencé les premières théories de l’agency, car les auteures de ce courant ont affirmé de manière célèbre : ” le personnel est politique”. Les changements théoriques des années 1960 et 1970 ont également été influencés par l’importance croissante au fil des décennies, dans les cultures occidentales, de l’individualisme, du “soi” et la subjectivité, tant dans la culture populaire que dans les sciences sociales.
Dans les sciences sociales, des chercheurs de l’époque ont constaté que ces événements prouvent la capacité des individus à défier avec succès les structures de pouvoir existantes et à créer un changement social significatif. Les premiers chercheurs, donc, ont tenté de comprendre les limites de la reproduction sociale (par les structures) et de la transformation sociale (par les individus). La plupart des sociologues contemporains s’appuient sur les deux théories, concluant qu’il existe une relation mutuellement constitutive entre agency humaine et les structures sociales : “les êtres humains font la société, même si la société les fait” (Ahearn, 1999).
L’agency fait référence à la capacité humaine d’agir, ou l’expérience de contrôler ses propres actions, bien que les définitions de ce terme ne soient pas uniformes selon les disciplines et les époques. Souvent, la notion d’agency confond deux aspects différents : la capacité objective d’un individu d’exercer un contrôle sur sa vie (ses droits et opportunités), et ses croyances subjectives quant à sa propre capacité à exercer un contrôle (son habilitation, son auto-efficacité). Bien que cette théorie mette l’accent sur la volonté individuelle dans la prise de décision, l’agency n’est pas synonyme du terme philosophique “libre arbitre”. Les sciences sociales considèrent qu’aucune action humaine n’est entièrement séparée de l’influence des structures sociales. L’agency est donc la capacité d’agir dans le cadre de ces contraintes sociales.
Il est important de noter que le concept de l’agency n’implique pas toujours que l’être humain agisse contre ou à l’encontre des structures sociales, il peut aussi être complice des structures et des normes ou les renforcer. Par exemple, de nombreux chercheurs du 21ème siècle utilisent le concept de “bounded agency” (agentivité limitée) (par exemple Shanahan & Hood, 1998 ; Sewell Jr, 1992), ce qui signifie que les individus font des choix et mettent en œuvre des actions sociales qui reproduisent les structures sociales tout en ayant un potentiel d’innovation.
Les approches qui combinent les idées d’agency et du structuralisme comprennent que l’agency ne provient pas d’une table rase chez l’individu. En effet, le défi de l’analyse de l’action sociale consiste à prendre en compte l’importance de l’individu sans nier l’importance des systèmes plus larges et des catégories sociales auxquelles un individu appartient (race, classe, sexe).
Il s’agit de prendre en compte les forces sociales et les inégalités sans entrer dans une logique de déterminisme dans laquelle l’individu n’a aucune capacité de transcendance. Ainsi, les chercheurs étudient à la fois agency individuelle et agency collective (pour les groupes). Dans le cas de cette dernière, les études se concentrent souvent sur les groupes ou même sur les institutions ou les communautés/cultures historiquement privées de droits.
De nombreux domaines différents utilisent la théorie de l’agency, bien que dans des applications différentes. Pour commencer, de nombreux philosophes se sont interrogés sur le lien entre l’agency et les niveaux de “conscience” : est-ce que nos actions sont-elles nécessairement pleinement intentionnelles et conscientes ? S’agit-il du choix conscient d’agir (en opposition ou en soutien aux structures sociales) ou de quelque chose de plus instinctif, inconscient ?
En linguistique (psycholinguistique et sociolinguistique), les chercheurs s’intéressent notamment au rapport entre l’agency et le langage qui façonne la manière dont nous sommes capables de penser (catégories de pensée) et de concevoir nos propres actions et les actions des autres. Les études de la performativité du langage analysent la manière dont le langage peut constituer une action sociale en soi. On peut prendre l’exemple de dire “oui” pendant une cérémonie de mariage, dans lequel l’énoncé est un acte qui performe un contrat légal et culturel. Dans cet exemple, dire “oui” nécessite l’estimation de sa propre capacité à consentir et d’agir en tant qu’acteur social et juridique indépendant.
En anthropologie, les recherches étudient les différentes cultures et groupes linguistiques et donc interrogent comment ces structures influencent la façon dont les individus pensent à leur propre capacité d’agir, attribuent la responsabilité des actions et interprètent les actions (comme étant individuelles, culturelles, politiques, divines ou surnaturelles, etc.) Par exemple, la façon dont les Nord-Américains accordent une grande valeur aux libertés individuelles et estiment fortement (voire surestiment) la capacité d’action individuelle. D’autres cultures, par exemple en Chine, accordent généralement plus de valeur à l’action de groupe et les gens considèrent donc que leur capacité d’action individuelle est plus faible.
En psychologie sociale, la question de l’agency s’oriente souvent autour de “l’auto-efficacité“, c’est-à-dire la croyance d’une personne en sa capacité personnelle à s’engager dans une action sociale et à provoquer un changement. On interroge, donc, les questions d‘identité, ou de “soi” telles que : comment les humains se comprennent-ils comme une combinaison de pensées, de sentiments, et d’identités avec la capacité d’autoréflexion ? En analysant la question d’agency par rapport au structuralisme et en adoptant une approche comportementale les psychologues sociaux expliquent qu’il existe différents aspects du soi : les parties “structurées” (normes, codes) et “spontanées” (autonomie, auto-changement.) de l’action sociale.
Dans cette perspective, la théorie de l’agency est étroitement liée au concept de personhood, c’est-à-dire à l’étude de la manière dont les gens construisent des représentations d’eux-mêmes en tant qu’individus, uniques, libres et indépendants. Cela inclut ensuite l’étude de la manière dont ces notions peuvent différer à travers la vie, les générations et les cultures. Les chercheurs peuvent analyser, par exemple, les “sentiments d’agency” : quand et comment se sent-on capable et habilité ? Comment s’identifie-t-on en tant qu’agent social ? Quelles croyances avons-nous sur notre propre capacité à agir librement, sur la capacité des autres à agir librement, ou sur la capacité des autres groupes ? Est-ce égalitaire ou hiérarchique ?
Naturellement, il est très difficile pour les chercheurs de définir des méthodes pour mesurer l’agency, comme pour mesurer l’encapacitation. Certaines analyses utilisent des “mesures indirectes”, par exemple les activités de réduction de la pauvreté menées par des individus ou des communautés, ou des mesures des individus “pauvres en agency” auxquelles on pense généralement : alphabétisation, état de santé, droit de vote, accès à l’information. En général, de nombreuses représentations théoriques de l’agency sont trop abstraites pour être étudiées ou examinées empiriquement.
Le concept d’agency est au cœur de la vision du monde chez Où sont les dragons. Nous sommes dédiés à l’exploration de la question de l’agency et les façons dont les structures sociétales peuvent influencer l’agency de différents groupes de personnes. Notre mission est de contribuer à la conception de services, de systèmes et d’objets susceptibles de renforcer l’autonomie des individus et de réduire les limites structurelles de cette autonomie.
Du point de vue de la relation mutuellement constitutive entre individu et organisation sociale, nous nous intéressons aux moyens par lesquels les structures sociales et politiques peuvent augmenter l’agency des citoyens et comment l’agency des citoyens peut aussi améliorer les structures. Notre approche des projets prend systématiquement en compte les modalités, limites, défis et points d’amélioration quant à l’agency de l’objet donné et ses usagers.
Étant donné que l’agency est souvent liée à la participation sociale et politique, ce concept est utile dans l’étude des modèles démocratiques et leurs réalités sociales. Nous nous inscrivons dans l’hypothèse que le renforcement de l’agency individuelle (surtout pour les groupes historiquement marginalisés) peut servir de catalyseur à des discussions publiques constructives qui “façonnent davantage la manière dont les gens évaluent leur propre autonomie et celle des autres” (Alkire, 2008).