Chaque mois, nous vous proposons le décryptage d’une notion que nous avons mobilisée dans nos travaux et qui nous paraît utile ou tout simplement intéressante pour apprivoiser la complexité du monde contemporain.
Ces dernières années, la “coproduction” citoyenne des services publics est devenue un paradigme répandu, largement acclamé par les théoriciens de la politique économique et de la gestion. En raison des pressions budgétaires qui s’exercent dans de nombreux pays depuis 2008, plusieurs gouvernements ont porté une attention accrue aux processus de coproduction comme moyen potentiel d’accroître l’efficacité des services sans augmenter les budgets. Aujourd’hui, cette approche existe dans presque tous les secteurs du service public dans la plupart des pays européens et nord-américains (en particulier dans l’éducation et la santé). Souvent pensé comme un “concept magique » (Pollitt & Hupe, 2011), auquel on attribue un rôle majeur dans l’innovation sociale, la « coproduction » reste néanmoins un terme flou et sans base factuelle claire. Définie comme, “les services publics, les utilisateurs de services et les communautés faisant un meilleur usage des atouts et des ressources de chacun pour obtenir de meilleurs résultats ou une meilleure efficacité” (Loeffler & Boivard, 2016, p. 1006), la coproduction peut décrire à la fois la co-conception et la co-exécution (ou co-gestion) d’un service. Ce concept a vu le jour dans les années 1970 et 1980 aux États-Unis, notamment sous la plume d’Elinor Ostrom (prix nobel d’économie), comme méthode pour innover en matière d’engagement civique. L’intention était double : développer un canal pour l’action démocratique ascendante (par opposition à l’action descendante) et inspirer la participation des citoyens à l’action démocratique dans d’autres domaines de leurs communautés. Ces méthodes visent à créer et/ou mettre en œuvre des services par le biais d’un processus collaboratif qui implique les professionnels (agents, experts) et les utilisateurs de services (et même leurs familles ou communautés), parfois par le biais d’un tiers médiateur (organismes à but non lucratif ou groupes privés). On considère généralement que la valeur de la co-production repose sur plusieurs contributions des citoyens, telles que des connaissances ou des ressources spécifiques dont les professionnels ne disposent pas forcément, la créativité de leurs idées (notamment dans le co-design) et leur légitimité à influencer leurs pairs. Cette approche est souvent saluée comme une solution permettant d’améliorer à la fois l’efficacité d’un service ou d’un produit et de favoriser de meilleures relations entre les citoyens et le gouvernement, ou entre les citoyens et les entreprises. La coproduction est donc un terme vaste et souvent utilisé de façon vague. Il décrit un ensemble très divers de méthodes de collaboration entre utilisateurs et institutions publiques pour la réalisation des services, qui impliquent différents niveaux d’engagement des citoyens (niveau d’effort et temps consacré, engagement avant, pendant et/ou après la création du service). On distingue ainsi trois niveaux d’implication citoyenne : 1. les citoyens en tant que co-exécutants (les citoyens exécutent une tâche spécifique décidée par le secteur public, par exemple trier le recyclage chez soi), 2. les citoyens en tant que co-designers (les citoyens participent à la conception du service, par exemple la consultation d’un conseil de skateboarders dans la conception d’un nouveau skatepark municipal), et 3. les citoyens en tant qu’initiateurs du service (l’idée de la réforme vient du citoyen et ensuite reçoit le soutien du gouvernement, par exemple un groupe de surveillance du voisinage ou une association parentale). On appellera donc “coproduction” l’ensemble des méthodes consistant à intégrer les citoyens (ou communautés de citoyens) dans la production et livraison d’un service public. Les méthodes consistant à intégrer les citoyens dans la conception de service s’appelleront “co-design”. On peut aussi définir trois types de méthodes : la coproduction individuelle (avec un citoyen ou utilisateur, par exemple prendre le vélo ou les transports en commun), la coproduction de groupe (avec plusieurs utilisateurs d’une population spécifique, par exemple un jardin communautaire) et la coproduction collective (plusieurs utilisateurs de milieux divers, par exemple un panel de patients-experts dans un hôpital ou clinique). Les enquêtes interrogent certains facteurs de réussite, du côté des citoyens et, dans une moindre mesure, du côté des administrations et agents publics. D’abord, la coproduction est la plus réussie lorsque les citoyens peuvent contribuer à ces activités avec peu d’efforts et avec un minimum d’interactions avec les autres et, en particulier, lorsque ces activités ne nécessitent pas de changer ou de créer de nouvelles habitudes. Voici quelques exemples : trier le recyclage ou le compost des déchets, essayer d’économiser l’eau à la maison, ramasser des déchets dans l’espace public, surveiller la maison d’un voisin lorsqu’il est absent, fournir des informations à la police. Il a également été constaté que certains groupes démographiques participent davantage à la coproduction individuelle, en particulier les personnes âgées, les femmes et les résidents urbains. Alors qu’aucune différence démographique n’est observée pour les coproductions de groupe ou collectives. Le facteur de loin le plus important pour déterminer la volonté des citoyens de participer à la coproduction (en particulier pour la coproduction collective) et la qualité de leur coproduction est l’auto-efficacité individuelle. L’auto-efficacité est un terme psychologique utilisé pour décrire l’estimation d’une personne quant à sa capacité à accomplir des tâches ou à adopter un certain comportement. En outre, il a été constaté que la participation à la coproduction peut augmenter l’auto-efficacité des individus, en établissant un cycle vertueux entre la coproduction et l’auto-efficacité. C’est-à-dire qu’il faut s’estimer capable d’avoir un effet sur son environnement pour pouvoir coproduire, et ensuite le fait de participer à la coproduction accroît le sentiment de contrôle d’un individu sur son environnement D’un autre côté, il a été constaté que certains facteurs au sein des administrations et des agents ou organismes publics affectent le résultat de la co-production citoyenne. En particulier, plus la culture d’une administration est hostile au risque, plus le scepticisme est grand quant à la capacité des citoyens (fiabilité, compétences) à jouer leur rôle dans la production d’un service, ce qui se traduit par des collaborations moins fructueuses. En général, les cas les plus réussis sont ceux où les agents du service public ont des incitations claires à travailler en collaboration avec les citoyens. Mais malgré la popularité de la coproduction comme outil clé dans l’innovation sociale, on a peu de preuves de son efficacité réelle à produire des services de meilleure qualité ou à améliorer les relations des citoyens avec les gouvernements. La plupart des recherches sur le sujet se concentrent sur le processus de coproduction, plutôt que sur les effets des services coproduits ou sur les citoyens impliqués dans la coproduction. Peu de recherches tentent d’évaluer les services coproduits sur le long terme, ou en termes d’impact social plus large. Cela peut notamment s’expliquer par « les cadres étroits de gestion des performances imposés par le secteur public » (Boivard et al.,2015, p. 6) qui ne permettent pas de les valoriser. Les recherches sur le sujet se concentrent largement sur des études de cas uniques et sont donc scientifiquement insignifiantes. En fait, les chercheurs notent que, dans plus de la moitié des enquêtes sur le sujet, aucun objectif ou valeur spécifique de la coproduction n’est explicité par les auteurs. C’est comme si la coproduction avait une valeur “en soi” et que ses objectifs n’avaient pas besoin d’être qualifiés, mesurés, légitimés par les administrations ou même les scientifiques. Ces processus sont surtout des activités symboliques ayant une valeur politique : ils sont, « conçus pour combler un déficit démocratique perçu » (Voorberg et al., 2015, p. 1349). En d’autres termes, l’objectif des méthodes de coproduction est souvent d’accroître la confiance dans les gouvernements, plutôt que d’instaurer les changements sociaux, environnementaux ou économiques durables et significatifs. Chez Où sont les dragons, le concept de coproduction (dans lequel les citoyens sont co-exécutants des services publics) nous intéresse car cela nous permet de dépasser les réflexions sur la co-conception ou le co-design pour inscrire les citoyens-usagers dans le long-terme et à une échelle systémique de l’implémentation des services. Nous estimons essentiel d’impliquer les parties prenantes dans la conception des services publics, pas seulement au moment du recueil des idées ou pour la simple “satisfaction” des utilisateurs, mais pour penser leur intégration tout au long du cycle de vie d’un service. C’est de cet embarquement que va dépendre la réussite d’un service public. En tant que designers, le concept de coproduction nous intéresse car il permet de mieux comprendre que la conception d’une expérience de service nécessite aussi de désigner l’implication des utilisateurs ; cela doit être fait avec beaucoup de rigueur et de savoir-faire. Pour les Dragons, c’est un savoir-faire fondé sur le mariage entre design et sciences sociales. Dans cette perspective, il nous semble essentiel de problématiser la conception de services publics en vue des enjeux psychosociaux (par exemple « l’auto-efficacité ») qui permettraient mieux de réellement influencer les comportements et les changements d’habitudes de manière durable. | |