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“Les humains sont constamment engagés dans une action consciente où ils manipulent des symboles et négocient le sens des situations” (Carter & Fuller, 2015).

L’interactionnisme symbolique est un cadre théorique, qui interroge comment les individus construisent et donnent du sens à leurs vies sociales. Inspiré du courant de la phénoménologie qui considère la réalité comme une expérience subjective et non pas objective, dans l’interactionnisme l’accent est moins mis sur les structures objectives et plus sur les significations subjectives du monde social. Inspiré aussi par le champ de la psychologie sociale, pour l’interactionnisme le “soi” est la principale unité d’étude. Il met alors le concept de l’agency” (voir notre newsletter de janvier 2022) au centre de la pratique sociologique ; l’individu est un agent autonome de l’action sociale et créateur de sa propre réalité sociale.

L’interactionnisme est né d’une réaction à l’approche macro, dominante à l’époque dans les sciences sociales du fonctionnalisme et du structuralisme (approches dites “positivistes”). Le positivisme étudiait l’influence descendante des systèmes et des institutions (politiques, économiques, éducatives) sur les individus ; il considéraient les individus et la “société” comme des entités distinctes. À l’inverse, l’interactionnisme est une approche ascendante, qui examine le niveau micro des interactions quotidiennes entre les individus. La terminologie “symbolique” fait référence aux fondements linguistiques de la vie collective humaine.

Les principes centraux de cette théorie sont : 

  1. les individus agissent en fonction des significations que les objets ont pour eux.
  2. l’interaction se produit dans un contexte social et culturel particulier dans lequel les objets physiques et sociaux (les personnes) ainsi que les situations doivent être définis ou catégorisés en fonction des significations individuelles.
  3. les significations émergent des interactions avec d’autres individus et avec la société.
  4. les significations sont continuellement créées et recréées par des processus d’interprétation pendant l’interaction avec les autres.

Les interactionnistes s’intéressent à la façon dont les individus donnent un sens à leur monde social par le biais d’interactions répétées.  Ces intéractions deviennent des habitudes sociales, autrement dit des phénomènes sociétaux. Selon ce cadre théorique, il n’y a pas de significations inhérentes aux situations : les individus interprètent et réinterprètent constamment les significations. Les expériences et les significations sociales des individus sont donc subjectives et fluctuantes. L’interactionnisme postule alors que c’est la répétition des interactions sociales entre les individus qui établit les identités et les structures sociétales et non pas l’envers. La société ne peut donc pas être analysée comme une structure fixe mais plutôt comme un processus en constante évolution.

De plus, le cadre théorique de l’interactionnisme symbolique met l’emphase sur la nature symbolique des interactions sociales quotidiennes, en particulier sur la communication et le langage. En substance, c’est le langage qui nous permet de créer et d’exprimer des pensées et rend possible l’action humaine. C’est donc par le langage que les individus ont la capacité d’identifier le soi et les autres comme des êtres sociaux. D’un côté le langage est intrinsèquement relationnel : il est d’abord appris par la socialisation, ou l’interaction sociale avec les autres. De l’autre côté le langage est intrinsèquement rituel : il permet de coder les significations des interactions et situations sociales. Du côté sociologique, on s’intéresse à la manière dont les attitudes, rôles et identités (individuelles ou collectives, comme par exemple le genre ou la nationalité) sont établies par la communication discursive. Ce cadre théorique est donc étroitement lié avec les champs de la sémiotique, de la sociolinguistique et les méthodologies d’analyse des discours, de la psychologie narrative ou biographique.

Avec ses racines dans le mouvement américain de pragmatisme, le terme “interactionnisme symbolique” a été employé pour la première fois dans les années 50 par Herbert Blumer. Le concept a été ensuite développé notamment par les figures importantes de lÉcole de Chicago, par exemple, Erving Goffman, Howard Becker et autres. Ces chercheurs ont intégré des méthodologies émergentes, notamment l’observation ethnographique et l’enquête de terrain, dans leur pratique pour créer un nouveau courant de sociologie.

Si le comportement est la façon dont les individus réagissent à leurs interprétations des situations sociales, il est donc caractérisé par l’indétermination, il ne peut pas être prédit car il est toujours unique. En revanche, le comportement peut être décrit et interprété, d’où le recours des interactionnistes aux méthodes ethnographiques qui permettent l’observation d’expériences sociales situées.

En effet, un des apports importants de l’interactionnisme symbolique, a été la priorisation de l’empirisme (les résultats des enquêtes de terrain et photographies) par rapport à la théorie, dans la pratique des sciences sociales. On voit un renversement progressif dans l’histoire des sciences sociales de l’importance des résultats pour prouver la théorie, et non l’inverse. Les interactionnistes considèrent que la théorie peut même parasiter la recherche scientifique, elle est une aide mais ne doit pas être isolée. Les différentes écoles et les différentes époques des interactionnistes abordent les questions méthodologiques différemment; certains emploient les méthodes purement qualitatives contre les méthodes mixtes (quantitatives et qualitatives), certains pratiquent l’observation in situ et d’autres l’expérimentation et les études en laboratoire.

Depuis son début, l’interactionnisme symbolique a été appliqué à des sujets et des contextes variés. Erving Goffman, figure importante de ce courant, a développé un concept qu’il appelait la dramaturgie, notamment dans son livre célèbre, “La présentation de soi dans la vie quotidienne”. Goffman emploie la représentation théâtrale comme métaphore de la façon dont les individus se présentent aux autres et tentent de contrôler l’impression que les autres ont d’eux-mêmes par le biais de stratégies. Il s’est également intéressé à la manière dont ces rituels influencent les interactions sociales, en particulier dans les espaces publics ou partagés.

Howard Becker, dans son ouvrage iconique “Outsiders” a développé la théorie de l’étiquetage via une analyse de la “déviance”. Il a constaté que le fait de qualifier l’acte de consommer les stupéfiants comme étant “se défoncer” augmente l’expérience de la “défonce” pour les consommateurs. Autrement dit, les interactions avec les autres contribuent à la reconnaissance des symptômes des drogues et donc à leur expérience de ces drogues. Plus tard, la théorie de l’étiquetage a été employée pour examiner comment le diagnostic des maladies influence l’expérience des patients de leur propre santé et corporalité. Par exemple, comment l’institutionnalisation des personnes atteintes de maladies mentales modifie leurs identités.

Sheldon Stryker, lui, a appliqué le cadre de l’interactionnisme à l’identité pour développer la théorie des rôles sociaux pour expliquer comment les individus intériorisent leurs perceptions des attentes des autres à leur égard (leur comportement) comme faisant partie du “soi”. Stryker s’appuyait sur cette théorie pour questionner comment l’identité motive le comportement dans les situations sociales.

En ce qui concerne l’identité, l’interactionnisme est souvent aussi appliqué à l’analyse du genre (par exemple, Zimmerman, “Doing Gender”). Le genre, c’est-à-dire la construction sociale de la féminité et de la masculinité, est établi par le biais d’interactions sociales structurées et de la socialisation (le phénomène d’être socialisé comme garçon ou fille). Les interactionnistes postulent que les individus sont constamment évalués pour leurs performances de genre à la fois dans les interactions et les institutions sociales. Le genre est considéré par eux comme ayant un “statut de maître” (d’importance extrême) en termes de médiation des relations de pouvoir dans les interactions sociales.

Finalement, les interactionnistes étudient les mouvements sociaux pour comprendre le comportement des groupes, la construction et l’étiquetage des identités de l’oppresseur et de l’opprimé — autrement dit — des groupes dominants et minoritaires dans un contexte culturel. Ils s’intéressent à la manière par laquelle l’appartenance à une identité stigmatisée peut influencer la participation des individus aux mouvements sociaux. Ils étudient les interactions quotidiennes des membres d’un groupe par exemple via les manifestations, bulletins d’information, activités communautaires, forums en ligne et réseaux sociaux, interactions avec la loi, etc. Ils étudient également la manière dont ces interactions renforcent l’identité des membres du groupe d’une part mais aussi constituent des leviers de changement social d’autre part.

Au fil de son évolution, les sociologues (notamment Bourdieu, Habermas et Giddens dans les années 70 et 80) ont abordé l’articulation entre l’interactionnisme et le structuralisme, établissant ainsi un lien micro-macro entre les deux approches. Bourdieu, par exemple, a écrit sur la façon dont les structures sociales contraignent l’habitus de l’individu et comment cela crée des significations subjectives mais aussi des conséquences objectives en termes de ressources et d’opportunités.

Aujourd’hui, l’interactionnisme symbolique reste très pertinent dans les sciences sociales, car il exerce une influence majeure sur les travaux en termes d’approche théorique générale (l’approche ascendante, une analyse nuancée des niveaux micros des sujets sociaux), mais aussi en tant que rigueur méthodologique mettant l’accent sur les résultats ethnographiques plutôt que sur la théorie.