Chaque mois, nous vous proposons le décryptage d’une notion que nous avons mobilisée dans nos travaux et qui nous paraît utile ou tout simplement intéressante pour apprivoiser la complexité du monde contemporain.
Comment accorde-t-on de la valeur aux choses ? Qu’est-ce que cela implique pour le design ? John Dewey est un philosophe pragmatiste du tournant du 19ème au 20ème siècle (1859-1952) qui a notamment travaillé sur l’éducation et la pédagogie, la démocratie, mais aussi la nature ou l’art. Parmi ces travaux, la notion de valuation, théorisée dans différents articles et recueils tout au long de sa vie, est particulièrement intéressante pour notre pratique. Dans l’approche de John Dewey (Dewey, “La formation des valeurs”, 2011), ce qui est intéressant c’est le pas de côté qu’il nous propose. Il ne regarde pas la valeur comme une chose en soi, mais la valuation comme une activité. La valuation c’est l’action, qui consiste à attribuer de la valeur à quelque chose. Dans cette approche, la valeur est une qualité attribuée à une situation ou à un objet, qui existe indépendamment du fait de recevoir une valeur. Elle n’est toutefois pas un acte mental, un phénomène complètement détaché de l’objet qui est valué : un individu ou un groupe avec une expérience, une histoire, des besoins, attribue de la valeur à un objet ou une situation, au regard de ses propriétés, dans un contexte donné. Accorder de la valeur à quelque chose est toujours à la fois rationnel et affectif et se déploie sur plusieurs registres. John Dewey dit que cette action est entre valoriser, tenir en estime, chérir, prendre soin et évaluer, estimer. On forme ainsi ce qui compte, à la fois au sens d’avoir de l’importance et de calculer. Ce à quoi on attribue de la valeur, c’est donc ce à quoi on tient, d’un point de vue émotionnel et rationnel, mais aussi concret, matériel et comportemental : ce à quoi on manifeste notre attachement, notre lien. Dans cette optique, les valeurs ne sont pas des états internes, des émotions, ce sont des modes de comportement et des conduites observables : accorder de la valeur à quelque chose, c’est en prendre soin, s’en occuper, faire en sorte que cette chose ou cette situation perdure, croisse, etc. Accorder de la valeur négative, c’est faire en sorte d’éviter cette chose, de la faire cesser, de l’éliminer. Ne pas accorder de valeur du tout, c’est être indifférent au sort de cet objet ou cette situation. Pour illustrer le propos de Dewey, prenons un objet banal du quotidien : la tomate. Qu’est-ce qu’une tomate qui a de la valeur ? Qu’est-ce qu’une bonne tomate ? On peut s’apercevoir que différentes personnes vont accorder de la valeur sur différents plans à cet objet (Heuts & Mol,2013). En effet, dans chaque objet ou situation se combinent de multiples dimensions (économiques, techniques, politiques, morales, sensorielles, sociales) qui donneront lieu à différents points de vue sur la valeur qu’on y attribue. Par exemple, les producteurs de tomates et les acheteurs seront peut-être en tension sur la valuation économique de la tomate. Les producteurs souhaitent généralement un prix élevé, tandis que les acheteurs souhaitent un prix bas. Une bonne tomate est-elle donc une tomate peu chère, une tomate qui a bon goût ou encore une tomate qui serait jolie ? Ça dépend du contexte d’usage. Une belle tomate c’est bien pour prendre des photos dans un livre de cuisine, une tomate qui a bon goût c’est bien pour cuisiner. Mais encore, une bonne tomate pour cuisiner, ça peut être une tomate bien juteuse pour faire des sauces, mais une tomate bien juteuse ça peut être très pénible dans un sandwich parce qu’on en vient à s’en mettre partout. Autrement dit, il n’y a jamais de valeur intrinsèque, absolue et on accorde jamais de la valeur purement rationnellement. La valuation s’effectue en pratique, par des acteurs et actrices situés et dans un contexte d’usage précis et sur différents registres, parfois en tension. Le prisme de la valuation permet donc d’analyser les phénomènes sociaux qui reposent sur l’attribution de valeur. Aujourd’hui, les sociologues s’appuient sur le prisme de la valuation pour analyser les enjeux socio-économiques comme les marchés et market devices, les activités de production, la question de la mesure, le travail (voir notamment en France les travaux de François Vatin et Alexandra Bidet), etc. Les enjeux démocratiques sont aussi analysés sous ce prisme autour notamment de la capacité à objectiver, de mettre en discussion et de faire évoluer collectivement les valeurs et l’identité (voir en France les travaux de Joëlle Zask). Du point de vue du design, cette notion de valuation nous est très précieuse pour des raisons analytiques et méthodologiques. Elle nous permet de comprendre que le design est par essence une activité politique fondée sur la valuation, dans laquelle se négocie la valeur de choses (objets, services, situations) qui n’existent pas encore. Cette perspective a des implications à trois niveaux : la constitution et l’animation d’un réseau d’acteurs, la place de la dissonance, et l’importance de l’imagination et la critique. D’abord, la notion de valuation nous permet de comprendre que le design est une activité qui repose sur la constitution et animation d’un réseau d’acteurs qui élaborent ensemble un futur désirable, en accordant de la valeur à un objet ou un service en train d’émerger. Si l’on en croit la sociologie de l’innovation (Michel Callon, Madeleine Akrich et Bruno Latour en particulier), une innovation dite « réussie » est une innovation qui a réussi à intéresser un réseau d’acteurs qui lui accorde de la valeur. Les travaux montrent bien que ce n’est pas la qualité intrinsèque du projet qui permettra sa réussite, mais bien la capacité à embarquer des acteurs dans un projet en train de naître, et à les aligner sur la valeur et les caractéristiques de ce projet. Une approche par le biais de la valuation permet donc une approche stratégique du processus de design : l’enjeu stratégique d’un projet de design est de réunir et de maintenir un réseau d’acteurs — utilisateurs, clients, partenaires, fournisseurs, prescripteurs, équipes de réalisation — qui accordent mutuellement de la valeur au futur dispositif (objet, service, situation, etc.) et s’engage vers sa réalisation. Accorder de la valeur est donc bien ici un comportement, une activité au service du devenir du dispositif. Mais innover, c’est-à-dire concevoir un objet ou un service nouveau qui a de la valeur pour un réseau d’acteurs, ce n’est pas élaborer un juste milieu, ni s’entourer d’acteurs similaires pour garantir qu’ils et elles trouvent un consensus sur la valeur du projet. Au contraire, en management de l’innovation, certains auteurs comme Stark (2009) prennent le contrepied de l’approche traditionnelle sur l’incertitude dans l’innovation en revendiquant une approche de la valuation par la dissonance. C’est parce qu’il y a une dissonance, c’est-à-dire une diversité de valuations mises en tension entre les points de vue et les acteurs, sans consensus sur ce qui compte vraiment, qu’un collectif est capable de réinventer ce à quoi nous tenons et ce par quoi nous tenons. C’est à cette condition seulement que nous sommes capables de réinventer réellement et radicalement notre monde. Enfin, accorder de la valeur à quelque chose qui n’existe pas encore dans un contexte de design, c’est une activité qui repose fondamentalement sur la critique et l’imagination. Désirer qu’un objet, un service, une situation se réalise et orienter son comportement et ses actions pour cela, signifie chez Dewey que l’on a identifié dans le monde, ce qu’il appelle des possibilités désirables non atteintes. C’est par l’identification, dans le monde existant, de ce qui n’est pas assez ceci, trop cela, de choses manquantes ou bien de choses néfastes que naît l’imagination, c’est-à-dire la capacité à explorer des possibilités, à imaginer autre chose, à construire des situations que l’on veut réaliser. Les situations ainsi imaginées suscitent des émotions, nous stimulent et nous poussent à les concrétiser. L’imagination constitue pour Dewey, “le principal instrument du bien” car c’est elle qui permet de mettre à jour “les possibilités entremêlées à la texture du réel”. La valuation par la critique et l’imagination sont donc les moteurs de la transformation du monde. Par le fait d’attribuer de la valeur négative au monde existant (critique) et d’attribuer une valeur positive à des situations imaginées (imagination), nous pouvons ouvrir un nouveau champ des possibles. “Un sens de possibilités qui ne sont pas réalisées, mais qui pourraient l’être, est, quand celles-ci sont mises en contraste avec les conditions réelles, la « critique » la plus pénétrante qui puisse être faite de ces dernières. C’est par un sens des possibilités s’offrant à nous que nous prenons conscience des constrictions qui nous enserrent et des poids qui nous oppressent”. — John Dewey, L’art comme expérience, 2005 (1934), p. 396. Chez Où sont les Dragons, cette perspective nous inspire à plusieurs niveaux. D’abord, elle nous permet au quotidien de donner du sens à notre activité. En articulant recherche et design dans une perspective critique, nous tentons d’imaginer et de contribuer à un monde qui a de la valeur pour le collectif. Du point de vue méthodologique, cela nous conduit à assumer et à organiser la dissonance, à centrer notre intérêt sur l’importance des parties prenantes et de l’interdisciplinarité. Ainsi, nous nous posons la question de ce qui compte — et pour qui — afin de se donner les moyens de réinventer radicalement ce qui est désirable et ce vers quoi tendre nos efforts. Enfin, nous matérialisons des dispositifs qui permettent la discussion, parfois le conflit, qu’ils soient objets de médiation, vulgarisation, supports d’ateliers ou scénarios, maquettes et prototypes. Ils permettent d’élaborer progressivement des hypothèses, de les mettre à l’épreuve du réel et de faire converger des discussions collectives autour d’un futur désirable et de l’incarnation de ses valeurs. | |