Chaque mois, nous vous proposons le décryptage d’une notion que nous avons mobilisée dans nos travaux et qui nous paraît utile ou tout simplement intéressante pour apprivoiser la complexité du monde contemporain.
Comment vit-on le droit au quotidien ? Le legal consciousness (la conscience juridique ou la conscience du droit) est un concept socio-juridique né du mouvement Society & Law aux États-Unis dans les années 1980. Il s’agit d’un cadre théorique pour explorer les raisons et processus par lesquels les interactions ordinaires prennent ou non une existence légale, ou autrement dit, comment les citoyens ordinaires pensent et comprennent le droit dans leur vie quotidienne.
Dans un texte fondateur sur le sujet, la conscience juridique est définie comme, « La manière par laquelle le droit fait l’objet d’expérience et est compris par les citoyens ordinaires, dans la mesure où ils choisissent d’invoquer la loi, évitent de le faire ou lui résistent » (Ewick & Sibley, 1998, traduit par Pélisse, 2005). Autrement dit, par conscience du droit, on entend « les pratiques concrètes de la vie quotidienne dans lesquelles les règles légales sont utilisées et perçues ou non comme des éléments constitutifs de la réalité » (Pélisse, 2005).
Contrairement à une perspective instrumentaliste traditionnelle qui voit le droit comme étant objectif et connaissable, dans le legal consciousness le droit est une expérience vécue, inextricable du sens social apporté par les pratiques et normes quotidiennes. Dans ce cadre théorique, le droit est dans une relation réciproquement constitutive avec le monde social ; les actions et attitudes quotidiennes mènent à l’émergence des lois, mais la loi aussi établit des normes pour de nouveaux types d’actions et d’attitudes sociales via son “pouvoir idéologique » (Sibley, 2005).
Dans une approche bottom-up (ascendante), ce concept met l’emphase sur les pratiques sociales du droit plutôt que sur les institutions. De cette manière, on s’approche du concept de « l’identité juridique” par lequel l’individu n’est pas seulement l’objet de la régulation juridique (l’approche top-down) mais aussi son co-créateur. Les théoriciens cherchaient ainsi à mieux prendre en compte les destinataires ou sujets des lois. Pour cette raison, le legal consciousness a un fort ancrage empirique (apports de la sociologie et de l’anthropologie) en comparaison aux études critiques et théoriques typiques du champ du droit.
Les enquêtes sur le sujet analysent le droit dans un contexte de hiérarchie sociale et montrent comment les différentes personnes vivent le droit, avec une attention particulière sur les personnes marginalisées. Et plus spécifiquement, la manière dont les gens ordinaires se représentent les lois comme des pratiques et répertoires disponibles pour des usages divers. Si le phénomène de legal consciousness comprend des couches cognitives (de conscience), il comprend également des couches interpersonnelles (d’interactions sociales). Sur ce deuxième point, les théoriciens cherchent à comprendre les relations et les moments où se forment les opinions et les représentations du droit dans la vie quotidienne.
S’intéresser au legal consciousness, c’est aussi s’intéresser à des enjeux concrets tels que : la connaissance des fonctions de la réglementation juridique de base des institutions et des lois, qui comprend également la capacité à rechercher de telles informations et à les utiliser, de s’orienter dans un environnement juridique et d’accomplir des actes juridiques (dépôt d’une plainte, dépôt d’un contrat, recherche d’un avocat), la connaissance détaillée d’un domaine particulier de la législation, le raisonnement critique et l’évaluation d’une certaine réglementation juridique ou d’une décision de justice, ainsi que la confiance générale dans le droit dans un contexte donné.
En ce qui concerne les représentations de l’expérience de la loi, on identifie 3 postures distinctes : les personnes qui s’estiment “before the law” (face à la loi), celles qui s’estiment “with the law” (avec la loi) et celles qui s’estiment “against the law” (contre la loi). La posture “face à la loi” désigne les personnes dites “demandeuses”, pour lesquelles le droit n’est utilisé que lorsqu’une situation a porté atteinte à leurs droits. Ces personnes expriment leur loyauté et leur acceptation des concepts juridiques et croient en leur légitimité. Ici, la loi est une entité distincte de la vie quotidienne. La posture “avec la loi” décrit les personnes dites « joueuses », qui considèrent le droit comme un jeu impliquant des négociations, des compétences (tactiques) et des ressources, où les règles préexistantes peuvent être manœuvrées ou réinventées afin de servir leurs intérêts personnels. Ici, les frontières entre la vie quotidienne et le droit sont poreuses. La posture “contre la loi” désigne les personnes dites « résistantes », qui ont le sentiment d’être prises par le droit, un pouvoir arbitraire contre lequel les gens ordinaires sont impuissants, leurs compétences étant dépassées par le droit. Ici, le droit colonise ou envahit la vie quotidienne. Les enquêtes en France notent d’ailleurs une prédominance du type « face à la loi » dans la construction socioculturelle de la légalité. Cela implique donc certaines difficultés et limites dans la relation entre les services juridiques ou sociaux et les usagers en France.
Depuis les années 2000, les études sont passées d’une réflexion sur « comment les gens font l’expérience du droit » (quelle expérience est vécue dans une démarche juridique), vers « ce que les gens ressentent comme du droit » (ce qu’on éprouve et construit soi-même comme étant du droit). Dans cette deuxième posture, les chercheurs constatent que souvent les citoyens ayant peu de connaissance sur leurs lois locales feront des suppositions (de ce qu’est le droit ou devrait être le droit) basées sur leurs propres opinions ou valeurs personnelles. On surestime également la mesure dans laquelle les autres partagent leur propre opinion et supposent que les lois reflètent l’opinion de la majorité des citoyens sur une question. Autrement dit, moins on a connaissance du droit, plus on a tendance à penser que les lois correspondent à nos attitudes et que ces attitudes sont partagées. De cette manière, ce que les gens “ressentent comme du droit” est fortement lié à leurs biais cognitifs et à leurs contextes socio-culturels.
Trois enquêtes fondatrices sur le sujet du legal consciousness illustrent, par exemple, l’intérêt du concept dans l’analyse des réalités sociales du droit et des services sociaux. Une enquête ethnographique sur les bureaux d’aide légale des services sociaux analyse le legal consciousness de ses bénéficiaires afin de comprendre le vocabulaire et les concepts utilisés pour faire sens et parler de leurs problèmes (Serat, 1990). Dans une enquête ethnographique des tribunaux de petites créances et de médiation, Merry (1990) interroge les manières dont les gens ordinaires utilisent le droit pour régler les problèmes de famille et de couple. Cette analyse permet de comprendre les interactions par lesquelles on forme les perceptions de la justice et de l’injustice. Dans un autre exemple, McCann (2002) a mené une étude sur le legal consciousness des travailleuses en lutte pour l’égalité salariale entre hommes et femmes. Dans cette étude on constate les processus et stratégies de mobilisation du droit par les personnes marginalisées. Dans ces trois enquêtes on voit émerger de nombreux usages sociaux du droit, par exemple la protection, la revendication, l’égalité, mais aussi de nombreux obstacles sociaux à l’actionnabilité du droit, par exemple le vocabulaire, les statuts marginalisés.
Rapporté à notre pratique, le legal consciousness est un élément fondamental du legal design et de la conception des services publiques. Cette relation réciproquement constitutive entre les institutions et le monde social est au cœur de notre vision socio-technique et socio-juridique. Pour nous, il est essentiel de considérer pleinement la manière dont un service, un produit ou une institution est construit par, mais aussi construit les rapports sociaux.
Le concept de legal consciousness nous permet de travailler à l’intersection des recherches en sciences sociales et du design. Nous adhérons à ce cadre théorique dans lequel le droit n’est pas purement objectif, mais s’inscrit dans les réalités sociales quotidiennes des citoyens : il se vit. Notre travail vient interroger le droit par ses usages quotidiens et le sens qu’il prend pour les personnes concernées (leurs expériences, pratiques, représentations) afin de concevoir de meilleures expériences du droit. Cette perspective sociologique et anthropologique du droit nous permet ainsi de questionner le sens social, la désirabilité, la légitimité du droit, vis à-vis de ses destinataires et co-créateurs, mais aussi de renforcer son efficacité et son effectivité (pour qu’il soit réellement actionné par les usagers).