Quels savoirs existent-ils entre, à travers et au-delà des disciplines ?
C’est la question posée par la transdisciplinarité, une tendance scientifique et culturelle croissante au XXIème siècle, souvent employée pour aborder la créativité de la recherche scientifique (Rhoten et al. 2009). Cette tendance est le résultat de l’estimation, de plus en plus, que la création des nouvelles connaissances scientifiques est améliorée et accélérée par la fusion des idées issues de plusieurs disciplines. Le terme renvoie à un éventail de significations et d’activités possibles qui peuvent varier de l’approche à l’acquisition des connaissances ou à la production des connaissances .
La transdisciplinarité est souvent mise en contraste avec, ou au contraire amalgamée avec “l’interdisciplinarité” ou la “pluridisciplinarité”, alors que les termes ont des implications légèrement différentes. La pluridisciplinarité implique les contributions recueillies des disciplines différentes sans synthèse particulière alors que l’interdisciplinarité implique la collaboration entre chercheurs des disciplines différentes avec l’objectif de faire des synthèses des connaissances produites (Bernstein, 2015). La transdisciplinarité, elle, remet en question le cadre de catégorisation disciplinaire, elle rejette la séparation et distribution des sujets en silos et vise à rassembler des nouvelles approches au savoir (Born & Barry, 2010).
Cette tendance est née dans les années 70 avec le psychologue suisse Jean Piaget qui questionnait les contextes, cadres de références et supposés des différentes disciplines académiques. Piaget et ses collègues cherchaient à se détacher des disciplines fixes en réaction aux effets négatifs de la spécialisation dans l’univers universitaire. Dans un contexte de changements épistémologiques dans l’ère postmoderne, ces personnes questionnaient la nature de l’enquête et la construction sociale de l’éducation, du savoir et des sciences. Ensuite, les années 80 et 90 ont vu la création des premiers champs d’étude transdisciplinaire, tels que les études urbaines, les études de genre, les études culturelles, la science environnementale, et la science cognitive (Bernstein, 2015). La création de ces champs ont été particulièrement influencés par les enjeux socio-politiques de l’époque tels que la guerre froide, l’épidémie VIH/SIDA, le réchauffement climatique et l’arrivée de l’ère de l’information (internet). On considère que la compréhension et aussi les solutions de ces événements complexes dépendent sur une intersectionnalité de savoirs et de méthodes issus de disciplines diverses. C’est-à-dire que ces problématiques ne se résolvent pas par les réponses apportées par un seul domaine mais plutôt par une interaction de changements culturels, éducatifs, médicaux, politiques, écologiques etc.
Aujourd’hui beaucoup d’acteurs académiques plaident pour que la transdisciplinarité devienne la norme avec l’argument que les questions scientifiques sont nécessairement et par nature pluridisciplinaires. C’est surtout le cas pour les wicked problems (un problème qui ne se résolut pas avec une solution simple ou un acteur unique), ou les enjeux majeurs sociétaux et environnementaux pour lesquels la compréhension et les solutions sont considérées comme dépendantes sur la mobilisation d’une variété de profils. En effet, les historiens voient la popularité de la transdisciplinarité comme étant le résultat d’une mondialisation progressive dans les dernières décennies (Bernstein, 2015).
Les évolutions du contexte (politique, environnemental, culturel) autour des sciences, au cours du XXIème siècle, ont conduit à une plus forte attente du monde de la recherche pour produire des connaissances actionnables et transformatives. En effet, la transdisciplinarité est surtout employée lorsque le sujet ciblé est lié à un changement social souhaité. La science est alors considérée comme faisant son « devoir sociétal » en contribuant au progrès social, politique ou environnemental. L’ancrage de la science dans sa responsabilité sociétale explique également la participation croissante des acteurs non-académiques dans des projets de recherche ; leur participation est considérée essentielle pour augmenter l’impact des connaissances scientifiques produites (Born & Barry, 2010).
La transdisciplinarité peut, effectivement, indiquer la collaboration des scientifiques issus de différentes disciplines (sciences naturelles, sciences sociales, droit, lettres etc.) mais elle peut aussi indiquer la collaboration des acteurs scientifiques avec des acteurs non-scientifiques (décideurs politiques, milieu associatif, secteur privé, citoyens). Dans ce dernier cas, la transdisciplinarité se rapproche du concept de la co-conception, car elle vise la création des connaissances généralisables dans d’autres contextes ou échelles.
La littérature sur le sujet constate trois types d’approches à la transdisciplinarité : la responsabilité, l’innovation, et l’ontologie (Born & Barry, 2010). La logique de la responsabilité indique que la recherche scientifique devrait être tenue de rendre des comptes à la société, via donc les interactions transdisciplinaires avec le monde non-scientifique et le grand public. La logique de l’innovation considère que la recherche scientifique devrait alimenter l’innovation industrielle et commerciale, souvent avec des objectifs économiques. Finalement, la logique ontologique postule que la rencontre de différentes disciplines et d’univers (professionnels, artistiques, etc.) peut effectuer un changement fondamental dans l’objet de recherche et dans la relation entre les sujets (chercheurs) et objets de recherche.
Dans l’optique que le tout est plus que la somme de ses parts, les partisans de la transdisciplinarité considèrent que les produits d’une recherche transdisciplinaire sont plus que la simple somme des individus ou disciplines dont elle est composée. Leur hypothèse est que le travail transdisciplinaire produit quelque chose de nouveau qui ne peut pas être réduit à ses composants. Il est considéré que cette approche permet de transcender la dichotomie traditionnelle entre la perspective objective et la perspective subjective. Pour cette raison, la transdisciplinarité est exaltée pour son potentiel unique à mener à une créativité plus forte, aux découvertes scientifiques innovantes et aux nouveaux paradigmes.
Malgré ces revendications, il existe très peu d’enquêtes qui examinent les activités concrètes comprises dans la “transdisciplinarité” et il existe encore moins de données empiriques sur les résultats réels des actions transdisciplinaires. Les attentes et propositions de la transdisciplinarité sont, en fait, largement théoriques et hypothétiques (Bernstein, 2015). De plus, le fait que les méthodes impliquées par ce terme restent très peu explicitées fait que la modalité de mise en œuvre de la transdisciplinarité reste floue : la transdisciplinarité est une terminologie à la mode dans beaucoup de milieux professionnels aujourd’hui, mais son sens n’est pas toujours clair, ni son application concrète dans un projet donné. Pour cette raison, la “transdisciplinarité” est souvent employée en tant qu’aspect théorique (pour cadrer ou inspirer) et non pas comme un aspect pratique ou méthodologique.
Or, les évaluations de projets et d’expérimentations transdisciplinaires soulignent un certain nombre de défis spécifiques et quelques indicateurs de succès (Luthe, 2017). Alors que ce ne sont pas des résultats empiriques, ces expériences permettent d’apercevoir des avantages et désavantages potentiels de la transdisciplinarité. Par exemple, une méta-analyse indique notamment l’importance des aspects sociaux dans la réussite des poursuites transdisciplinaires. D’un côté, les facteurs organisationnels et de l’autre côté les aspects interpersonnels ont un impact très important sur la qualité des productions transdisciplinaires. C’est-à-dire que la façon dont les équipes se connectent et collaborent détermine non seulement le processus mais aussi le résultat des équipes.
Les spécialistes sur la transdisciplinarité suggèrent, donc, de tenir compte de la manière dont la connaissance est produite non seulement par des approches techniques mais aussi par les interactions sociales. Le défi consiste alors à identifier et à intégrer différentes manières d’apprendre et différents types de connaissances tout en considérant la perspective scientifique/technique comme primaire. Cette approche permet aux acteurs concernés de se concentrer davantage sur le processus d’apprentissage plutôt que sur les résultats de la connaissance produite. Il s’agit d’un changement méthodologique et philosophique qui n’est pas toujours évident pour les équipes.
De plus, les études sur les expériences transdisciplinaires (Bergmann et al., 2021 par exemple) notent la grande difficulté liée aux attentes divergentes que les différents acteurs peuvent avoir vis-à-vis des résultats du projet. En particulier, les projets dans lesquels des profils scientifiques et techniques collaborent avec des acteurs de l’univers politique ou public sont particulièrement difficiles de ce point de vue. Or, l’approche transdisciplinaire est souvent choisie pour des projets portant sur des sujets complexes et politiquement importants qui visent pourtant à produire des solutions efficaces à court terme. Cela pousse ainsi la science vers le « solutionnisme », ce qui peut être en contradiction avec la nature traditionnellement lente de la recherche et le processus de réflexion des chercheurs sur les niveaux conceptuels. Les spécialistes de la transdisciplinarité insistent alors sur le fait qu’il est essentiel, dès le démarrage d’un projet, de se mettre d’accord sur des objectifs communs du projet, mais aussi de clarifier les raisons pour lesquelles l’approche transdisciplinaire est retenue.
Où sont les Dragons s’est fondé sur l’intérêt des collaborations transdisciplinaires, tant sur le chevauchement des sujets et problématiques à travers des disciplines différentes mais aussi sur l’intersectionnalité de nos méthodes (issues du design et des sciences sociales). La création de notre agence s’est inspirée par la volonté de remettre en question le cloisonnement historique des disciplines en France et par la complémentarité constatée des approches du monde de design et celui des sciences sociales.
Nous harmonisons ces deux manières d’aborder des problématiques complexes non seulement pour construire une perspective holistique et unique à nos projets mais aussi pour nous équilibrer dans notre méthodologie de projet. Cela nous permet d’apporter aux sujets de “solutionnisme” des preuves sur lesquelles se fonder. Nous estimons que cette complémentarité est garante de la qualité de nos projets réalisés, les rendant à la fois pertinents d’un point de vue social et technique.