La théorie de la performativité est née en 1962 par le philosophe anglais JL Austin, sans être nommée comme telle. Il postule que les discours (interlocution, théories et rhétoriques) mettent en œuvre la réalité qu’ils décrivent. Pour la première fois, on postule que le langage est une forme d’action sociale et non pas seulement un descripteur de l’action sociale. Austin explorait des thématiques linguistiques et constate ainsi qu’il existe deux types de langage : le langage “constatif” qui décrit le monde et le langage “performatif” qui agit sur le monde.
Il a soutenu que le langage n’est pas seulement un véhicule pour l’action mais une action en soi : dire quelque chose, ce n’est pas seulement dire quelque chose, dire quelque chose c’est faire quelque chose. Ce concept a été très innovant car il questionne le pouvoir du langage et de l’expression à changer le monde, sa capacité à réaliser une action, un état d’être. On peut prendre par exemple, la manière dont certaines communications instituent la réalité qu’elles décrivent : les promesses, les insultes/chuchotements, les demandes, les avertissements, les invitations, les promesses, les excuses, les prédictions, etc.
Les travaux d’Austin ont mené ensuite à la naissance de la théorie des actes de parole par Searle en 1969. Lui aussi insiste sur le fait que, lorsque nous nous parlons, il ne s’agit pas seulement de décrire, mais aussi d’accomplir une action. Un exemple classique d’un acte de parole est le fait de dire “oui” pendant une cérémonie de mariage : en le disant on accomplit l’acte social mais aussi l’acte juridique de se marier. Il y a d’autres situations où les actes de parole jouent un rôle clé dans l’expérience culturelle, politique ou juridique, notamment : les paris, les décisions de juge ou d’arbitre, les baptêmes, les inaugurations, etc. Des expressions comme “je vous condamne à la prison”, “tu es viré(e), “je te quitte”, transforment la personne qui les prononce et/ou à qui on les dit en un état différent (criminel ou innocent, salarié(e) ou au chômage, marié ou célibataire, etc.). Pour Searle (et ses successeurs), les actes de parole sont fortement contextuels car ils ne sont pas accomplis avec la même puissance ou efficacité en fonction de l’autorité de l’émetteur ou l’orateur.
La performativité est souvent confondue avec l’idée de performance (une représentation dramaturgique ou inauthentique) : des rôles que nous mettons en scène et que nous jouons activement et de manière intentionnelle. Or, la performance implique le choix de mettre en œuvre quelque chose, alors que la performativité est souvent un acte inconscient, normatif ou obligé. La performativité indique une production d’effets de transformation sur le monde social par opposition à la simple reproduction de rôles. Dans la performativité, le sujet (l’individu) ne préexiste pas à sa construction discursive. Ce concept a donc été ensuite lié à la notion d’agency (voir notre texte newsletter de janvier 2022) et de subjectivité. C’est la conclusion que le langage permet la sociabilité et donc l’acteur social (l’individu) est défini par sa capacité à utiliser le langage, et ceci non simplement par réaction au monde mais par action sur le monde.
Ce lien a notamment été introduit par Judith Butler, qui dans les années 1990 applique les théories de performativité aux questions identitaires. Elle continue à élaborer ces idées depuis et aujourd’hui son nom est indissociable du terme “performativité”. Butler a été la première à postuler que la performativité ne concerne pas seulement le langage mais inclut en fait toute forme de pratique incarnée par le corps. Les actes de parole (les mots) façonnent et sont façonnés par le corps, par la biologie des individus qui les expriment. Elle donne comme exemple, se serrer la main comme acte d’engagement à un contrat ou manière d’établir de la confiance entre individus.
Butler applique le concept de la performativité aux sujets de l’identité sociale et en particulier le genre (un sujet d’étude naissant à l’époque). Elle postule alors que la performativité n’est pas uniquement l’accomplissement des actions par un individu mais aussi un processus de formation dusujet, créant une personnalité et une identité individuelle. Selon elle, le sujet n’est pas un personnage stable qui déclenche un comportement, c’est plutôt que le sujet est créé par des pratiques répétées et des gestes neutralisés. C’est la répétition des actes dans le temps qui crée l’effet d’un moi interne, stable.
Dans cette perspective, l’identité n’est pas un état psychologique interne de l’être mais plutôt une forme de comportement et de pratique. On peut dire plutôt que l’on « fait » la féminité ou masculinité, plutôt que de dire que l’on « est » une personne féminine ou masculine. Dans ce cadre, le genre n’est pas une expression de ce que l’on est naturellement (biologie, interne), mais quelque chose que l’on met en action. Butler emploie donc souvent la formulation de “faire le genre” (“doing gender”).
Sur un plan identitaire, Butler s’intéresse notamment aux processus par lesquels le genre est socialement construit et reconstruit par une série d’actes performatifs, à commencer par le médecin qui déclare « c’est un garçon » ou “c’est une fille”. La féminité ou la masculinité ne sont donc pas des états établis, prédéterminés ou fixes. Le genre est plutôt un processus qui est continuellement produit par la répétition de différents types d’actions, de langage et de rituels. Elle met l’accent sur l’importance de la répétition des discours (communication verbale ou symbolique) qui fait paraître ces états comme étant naturelles et banales et, dans le cas du genre, donne l’impression qu’il ne s’agit pas d’une performance volontaire.
L’approche de Butler ouvre donc à la manière dont la performativité peut être aussi subvertie afin de renverser les systèmes de domination dans l’identité. En s’engageant dans des rituels non-normatifs ou en ne s’engageant pas dans des rituels normatifs, l’individu peut s’engager dans une performativité alternative, voire politique. Elle prend comme exemple les drag queens (une représentation de l’identité féminine exagérée, en général par les personnes nées de sexe masculin, par le biais de costumes, de maquillages et de perruques à des fins de divertissement) comme une pratique non-normatif de genre, un acte incarné par le corps qui permet de jouer avec, voire de renverser, les rituels de genre. Cette pratique, quand elle est répétée dans le temps et par un nombre significatif de personnes, constitue donc un acte politique de résistance à des rôles normatifs imposés par un système de domination.
En plus du genre, Butler applique le concept de la performativité au sujet du discours de haine, et sa législation. Prononcer certains propos (racistes, sexistes, etc.) constituent, juridiquement, une agression contre l’autre. Dans ce cas, le discours n’est pas une représentation symbolique de la violence mais est lui-même une violence. Pour elle, le discours de haine est un exemple de la manière dont le discours ne reflète pas seulement la domination sociale mais la met en œuvre activement par des individus.
La théorie de la performativité, et notamment la version émise par Butler, a énormément influencé les champs de la linguistique, la théorie féministe et queer, la philosophie et la théorie critique, les études culturelles et, plus tard, l’économie et les études organisationnelles et de gestion. Plus récemment, la théorie a été également appliquée aux pratiques spatiales et matérielles. Au-delà de la simple parole, il s’agit de comprendre comment les objets, les espaces, les technologies, et les corps sont également performatifs ou apportent des changements dans le monde.
A partir des années 90, dans le domaine de la géographie culturelle, on considère que les espaces ne sont pas des éléments neutres et donc on vise à comprendre la production sociale des espaces. On s’intéresse notamment aux processus par lesquels les dynamiques de pouvoir font que certains lieux semblent “naturels” pour certains comportements et pour certaines personnes et d’autres non. On insiste également que les pratiques quotidiennes et ordinaires sont souvent des actes performatifs qui contribuent à façonner non seulement nos relations sociales mais aussi la réalité physique des espaces qui nous entourent. On analyse également comment certains actes peuvent subvertir les intentions ou comportements normatifs des espaces (par exemple, les manifestations ou les sit-in, les bars gays et lesbiens).
Début des années 2000, Michel Callon applique la performativité à l’économie pour montrer comment les discours, les pratiques, la technologie et d’autres relations sociales quotidiennes façonnent les marchés. Il affirme que l’économie (comme le genre) n’est pas une entité préexistante mais qu’elle n’existe qu’à travers les pratiques par lesquelles elle est conjurée. L’économie n’est pas une entité indépendante que les économistes se contentent de décrire, mais ils contribuent eux-mêmes à la façonner même en la décrivant.
Alors que la théorie de la performativité a énormément évolué depuis 60 ans, elle reste très influente dans un certain nombre de domaines, en particulier dans les sciences sociales. Ce concept a conduit les chercheurs et les non-spécialistes à examiner la manière dont le monde qui nous entoure et qui est en nous (l’identité) est continuellement façonné et remodelé par notre langage, nos objets et nos corps répétés quotidiennement. La théorie nous encourage à nous considérer non pas comme des récepteurs passifs de cette réalité sociale et matérielle, mais plutôt comme des contributeurs actifs et, parfois, résistants de cette réalité. La mesure dans laquelle les individus contribuent volontairement ou de manière consciente (leur degré d’agency) à cette construction sociale continue de faire l’objet de nombreux débats intellectuels.